Discours de Serge Romana
Président de la Fondation Esclavage et Réconciliation

En cette journée d’hommage national aux victimes de l’esclavage colonial, c’est d’abord vers vous, dont le nom est apposé sur ce mémorial, que je me tourne. Vous êtes 213, comme le nombre d’années que l’esclavage a duré dans les colonies françaises. Vous représentez les quelque 4 millions d’hommes et de femmes qui, comme vous, ont travaillé en esclavage dans les colonies françaises : deux millions ont été vendus puis déportés dans des conditions abominables depuis les côtes de l’Afrique, de Madagascar, d’Inde et d’Insulinde vers les colonies françaises ; deux autres millions y sont nés esclaves, c’est-à-dire à la Dominique, à Gorée, à Grenade, en Guadeloupe, en Guyane, à l’Île Bourbon (Réunion), à l’Île-de-France (île Maurice), à l’île Rodrigue, en Louisiane, à Marie-Galante, en Martinique, en Nouvelle-France, à Saint-Barthélemy, à Saint-Christophe, à Sainte-Croix, dans la partie française de Saint-Domingue, à Saint-Louis du Sénégal, à Sainte-Lucie, à Saint-Martin, aux Seychelles et à Tobago.

Vous étiez donc 4 millions ! Le 23 mai vous est totalement dédié. Nos ancêtres, je vous honore toutes et tous.

Mais j’ai une pensée particulière pour mes aïeux présents sur ce magnifique mémorial dionysiens des victimes de l’esclavage : Juliette Romana, bien sûr, Louise Zamour, l’aïeule africaine de Viviane, mon épouse. Mais c’est toi, grand-mère Madelonette, matricule 1513, que je mettrai en lumière aujourd’hui. Tu es née en 1788, au Moule sur l’habitation Baie du Nord-Ouest. Le lundi 15/01/1849, tu es nommée Caille, sur l’habitation Gaschet à Port-Louis, avec ton mari Jean-Jacques et tes 4 enfants, Adélaïde, Leila, Madelonette dite Souvenance et Laurent. Ta fille Adélaïde, née en esclavage en 1832, accouche en 1871 de Zélie Caille, mon arrière-grand-mère que nous appelions Bonne Maman. Au début du 20e siècle, à Pointe-à-Pitre, elle se marie à un mulâtre, Charles, issu d’une très ancienne famille de « libres de couleur » existant depuis le début du 18e siècle. Cette union entre une négresse et un homme clair de peau ne fut pas du goût de la belle-mère qui, au décès de Charles, déshérita Zélie. Zélie n’a jamais parlé de toi ni de sa mère Adélaïde. Ne sois pas en colère; c’était le cas dans la plupart de nos familles antillaises. La division de la société selon la couleur de la peau, l’échelle du mépris adossée à la gamme colorimétrique de la peau, la violence physique comme mode principal de médiation, les impossibilités à former une famille, comme le disait Schœlcher… Bienvenue dans le monde réel des sociétés construites dans et par l’esclavage colonial.

Pour ce type de construction anthropologique, il n’y a pas d’hétéroréparation possible. Comment réparer la honte si cela ne vient pas en premier lieu de nous, les descendants ? Comment guérir du maléfice de la couleur sans que l’effort ne soit pas le nôtre ? Qui d’autre que nous peut retisser les liens sacrés de la filiation avec des ancêtres que rien ne valorise ?

Voici le terrain de travail de la Fondation Esclavage et Réconciliation. Nous sommes des descendants d’esclaves, de descendants de colons, de négriers d’Afrique et des métropolitains préoccupés par la réparation des fractures héritées de l’esclavage et souhaitant les soulager. Nous mesurons les efforts colossaux qui doivent être faits d’abord dans nos sociétés pour qu’un avenir puisse être possible. C’est d’une complexité extrême, car outre la fondation monstrueuse, la République est restée coloniale bien après l’abolition. De ce fait, la violence refoulée revient au galop. Le ressentiment antirépublicain, disons anti-blanc, aveugle une partie de notre jeunesse qui brise les statues de Schœlcher, pourtant l’adversaire acharné des colons esclavagistes. N’est-il pas trop tard ? Il a fallu dans le pays des droits de l’homme près de 20 ans de combats acharnés pour qu’une date dédiée à la mémoire des victimes d’un crime contre l’Humanité devienne une date nationale. Le 23 mai 2025 ou 2026, sera inauguré dans les jardins du Luxembourg le mémorial national des victimes de l’esclavage portant les prénoms et noms des 230 000 personnes encore esclaves dans les colonies françaises. Mais cela suffira-t-il à calmer les passions ? Avons-nous encore le temps de stopper l’accélération de la victimisation dans les sociétés françaises post-esclavagistes qui génère en retour la culpabilité dans la société métropolitaine à l’heure où l’extrême droite est à la porte du pouvoir ? Sur le territoire métropolitain, cette mémoire insuffisamment traitée est l’un des éléments qui fracturent notre société. La mémoire triste de cette histoire est devenue une matrice de sens du malheur des jeunes « dits noirs » de ce département. Son traitement doit donc faire l’objet d’une attention particulière. C’est une question politique majeure. Il faut donc que les responsables politiques de Seine–Saint-Denis et de la ville de Saint-Denis puissent en prendre pleinement la mesure et adoptent, avec notre fondation et avec les associations, les dispositions nécessaires. C’est en effectuant ce travail difficile que l’on œuvrera à la réconciliation.

Je me retourne vers toi Madelonette, mon aïeule bienaimée. Sèche tes larmes, soit apaisée, car tes descendants t’ont retrouvée et honoreront désormais ta mémoire. Quant à vous tous, misérable fut votre vie. Mais vous avez tenu et cela suffit à faire de vous nos véritables héros !
Soyez en paix car nous veillons désormais sur vous tous.

Saint-Denis, le 23 mai 2024